DÉMASQUONS LES MASQUES HIMALAYENS FRANCOIS PANNIER

DÉMASQUONS

LES MASQUES HIMALAYENS

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FRANCOIS PANNIER

PARIS

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EXTRACT FROM

LETTRE

DU TOIT DU MONDE

NUMERO 7

NOVEMBRE 2012

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Masque de l’Arunachal Pradesh sorti en 1969-

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“Une grande erreur

 

propagée

 

par beaucoup devient rapidement une

 

vérité

 

partagée par tous.”

 

 

 

Saint Ignace de Loyola

 

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Vient de se dérouler à l’Université Paris Ouest de Nanterre La Défense et au musée du quai Branly, organisé par l’ANR,  

un colloque

« Parcours d’objets – Objets en transformation –Circulation et appropriations à travers l’Himalaya et au-delà 1».

En tant que marchand et collectionneur de masques dits « primitifs » ou « tribaux » de l’Himalaya – le terme consensuel  reste à définir – mon attente sur les avancées de leur connaissance et reconnaissance de par le milieu scientifique était forte, d’où une certaine déception.

 

Déjà l’intitulé du colloque pose interrogation.

 

Alors que d’énormes lacunes existent concernant l’utilisation, les lieux d’origine et le style de ces masques, une étude sur ces points aurait été plus constructive que de connaître leur cheminement à travers pays et collections. 

 

D’autant plus que certains intervenants à ce colloque ont mis en doute leur existence-même. 

 

Peut-on étudier la circulation de masques qui sont censés ne pas exister ?

 

Le colloque de 2007 au musée Cernuschi 2 avait fait un premier état de notre savoir sur le sujet. 

 

A part la communication de

Christophe Roustan-Delatour

sur les masques de l’Himachal Pradesh 3, en particulier sur ceux 

utilisés durant les fêtes de Fagli dans le district de Kulu, peu de choses semblent avoir évolué.

Bien au contraire, j’y ai noté un certain nombre de propos récurrents sur le manque d’informations concernant l’usage de ceux-ci, mettant du même coup en doute leur réalité, leur authenticité.

La démonstration d’un éminent chercheur, dont personne ne peut mettre en doute la qualité des travaux, m’a laissé fort perplexe.

Que durant plusieurs décennies de travail sur le terrain il n’ait vu que deux fois des masques surprend.

Et que, enfin, pour illustrer son propos, il présente des photographies prises dans des échoppes de Katmandou exposant et vendant des masques destinés aux touristes me laisse carrément pantois. 

Cela revient quasiment à mettre en doute l’existence de la Tour Eiffel sous prétexte que des colporteurs en vendent des milliers de spécimens sous forme de porte-clés en plastique doré ou de l’art africain à la vue des étals sur les trottoirs des Puces. 

Son propos est d’autant plus surprenant que dans ses photographies exposées durant le colloque, figure un cliché représentant un homme, un masque jeté sur l’épaule, légendé

« Membre d’une troupe de danse magar nacaru du village d’Uwa portant un masque lors d’un déplacement dans le sud de Ghorahi (Dang) – Népal 1981 ».

Il aurait sans doute été instructif, à l’époque, de s’intéresser au nombre de danseurs porteurs de masque dans cette troupe, à l’ancienneté de celle-ci, à son répertoire et à son rayon d’action.

Je n’ai pas retrouvé trace par ailleurs, dans les textes d’informations, d’autres mentions de l’existence de troupes  itinérantes de ce type, à plus forte raison de leur nombre.

Mais bien que, de ce fait, aucune statistique ne nous informe sur celui-ci, pas plus chez les Magar comme dans le cas présent que dans les autres ethnies, il n’empêche que l’on a manifestement un mode d’usage de masques qui a certainement dû quadriller une partie plus ou moins large du territoire népalais. 

Cela ne saurait avoir laissé des traces sous divers aspects.

Enfin, certains rapprochements stylistiques assez malheureux entre la statuaire de l’ouest du Népal et la sculpture Naga m’ont rappelé que le sens esthétique d’un chercheur n’était pas de même nature que celui d’un collectionneur tel que Jean-Paul Barbier-Mueller. 

Ce constat n’est peut-être pas étranger non plus à son impossibilité de faire le tri entre les différentes sortes de masques auxquelles il est confronté. 

Cela me remet en mémoire un article paru récemment dans la presse, dans lequel l’auteur trouvait que les bronzes étrusques ressemblaient à des Giacometti !

Autre rapprochement hasardeux.

Mais refaisons tout d’abord un bref historique de l’arrivée des masques himalayens, primitifs ou classiques, sur le marché.

Fermé au reste du monde jusqu’en 1951, le Népal s’ouvrit progressivement aux touristes et aux hippies. 

« Les chemins de Katmandou 4» provoquèrent une ruée d’amateurs de mystère et de drogue. 

Pour survivre, les hippies – parmi les premiers –, s’intéressèrent aux masques.

Un Vénitien,

Piero Morandi,

semble être l’un, sinon le principal, promoteur. 

Il faut dire que sa longévité au Népal l’a rendu quelque peu mythique. 

Cet intérêt fut concomitant avec une perte des traditions ancestrales dans tout ou partie du Népal.

Corneille Jest,

dans son article

« Fête du pala à Chim, Kâlî Gandaki 5 » (1974),

relate le déroulement d’une cérémonie, en  1967, où des masques, effigies des ancêtres, sont sortis des maisons pour être honorés sur la place du village. 

Il note par ailleurs que c’est le dernier village de la région à pratiquer ce rituel.

Les marchands de Katmandou, pour satisfaire la demande, envoyèrent donc dans les montagnes des rabatteurs pour collecter des masques. 

Un phénomène de « vide-grenier » se produisit alors et, de la région de la Kâlî Gandaki ou d’ailleurs, tous ces masques anciens ayant perdu leur fonction rituelle furent vendus et commercialisés dans la capitale du Népal.

Cette première vague, relativement importante dans les années 70, en entraîna d’autres les années suivantes à des rythmes divers en fonction des problèmes économiques et politiques locaux, parallèlement à une poursuite de la déperdition de la  fonction rituelle, à laquelle le mouvement maoïste dans les montagnes n’est pas étranger. 

Les arrivages à Katmandou sont actuellement très réduits.

C’est en tout cas à partir de cette période que les grandes collections occidentales se constituèrent. 

Paris, Bruxelles, Milan

furent parmi les grands centres européens où furent montés les premiers ensembles d’importance, suivis très rapidement par Barcelone.

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Collection Pons – Barcelone-

 

Nous présentons en annexe quelques photographies de la collection Pons de Barcelone, avant sa dispersion, collection constituée entre 1982 et 1990. 

On peut y noter le type de masques existants sur le marché, à l’époque. 

Cela permet de constater l’absence de masques de l’Himachal Pradesh, arrivés sur le marché plus tardivement.

La reconnaissance progressive des masques de l’Himalaya fut consécutive à un certain nombre d’expositions et publications.

La première, en 1981, à la

Galerie l’Ile du Démon 6

fut suivie par celle de 1989 à l’EPADL a la Défense 7, remontée au musée de la Castre, à Cannes.

 

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Exposition au Studio 6 – EPAD -La Défense, en 1989-

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En 1984, à Paris, seules deux galeries se sont spécialisées sur ce thème, très rapidement ramenées à une seule. 

On pouvait cependant trouver quelques pièces éparses dans les galeries d’art africain. 

Dans les années 90, trois nouvelles galeries firent leur apparition.

Parallèlement, quelques courtiers résidents au Népal approvisionnèrent le marché.

Si la France ne fut pas le seul pays à reconnaître ces masques, c’est cependant le dynamisme de ses marchands et collectionneurs  qui les imposèrent dans le milieu de l’art.

En Italie,

Renzo Freschi

organisa deux expositions à Milan, en 1984 et 1992, qui ne firent malheureusement pas l’objet de catalogues mais dont un certain nombre de pièces furent exposées ultérieurement et cataloguées à Martigny 8.

L’Espagne avec l’exposition de la collection de Gustavo Gili et Rosa Amoros à Cuenca 9, l’Allemagne avec celle de Pierre Zinck à Offenburg 10 participèrent à la reconnaissance de ces masques.

Les Etats-Unis ne furent cependant pas en reste. 

Là aussi, marchands et collectionneurs participèrent à ce mouvement sur le continent américain. 

L’exposition de la

Smithsonian Institution Traveling Exhibition Service,

de 1989 à 1991, y contribua pour beaucoup, ainsi 

que

Thomas Murray

à travers ses publications 11.

Cependant, tous les textes édités à ces occasions souffrirent d’un manque d’informations collectées in situ qui auraient contribué à en enrichir les notices.

Souvent anciens, voire très anciens – nous reviendrons plus loin sur le problème de datation –, tous ces masques se trouvèrent pêle-mêle sur le marché, privés de leur origine et de leur histoire. 

 Les premiers acquéreurs se préoccupèrent surtout de leur qualité esthétique sans se soucier outre mesure de leur genèse ou  du contexte de leur collecte.

Les tentatives initiales de classification se révélèrent très vite erronées. 

Les informations collectées auprès des marchands népalais, plus soucieux de vendre que de se substituer à des ethnologues occidentaux, furent souvent fantaisistes. 

Par ailleurs, pour répondre à une demande – parce que le sujet les rendait plus vendeur –, un certain nombre de pièces furent commercialisées comme chamaniques. 

Il semble quasiment certain que les chamans du Népal ne portent pas de masques et rien ne permet de penser que par le passé il n’en soit de même.

Certains petits malins, pour se montrer plus convaincants, firent des mises en scène qu’ils filmèrent ou photographièrent,à la plus grande satisfaction des naïfs qui pouvaient ainsi étayer leurs théories.

Dans une récente publication, pour justifier ses dires, l’auteur publie des photographies de masques à Dhankuta. 

Un rapprochement assez malheureux dans la mesure où c’est l’un des grands centres de productions touristiques. 

C’est tellement connu que les marchands de Katmandou peuvent employer dans les conversations invariablement les mots « faux » ou « Dhankuta », qu’ils ont rendu synonymes. 

Cela a d’ailleurs porté un préjudice certain à la crédibilité de l’authenticité des masques. 

Le milieu de l’art a toujours été confronté à des informations ou des théories absurdes, et ce n’est pas parce qu’à une certaine période il a été écrit que la Joconde était en fait un homme, que le tableau est moins beau et que l’on doit lejeter à la poubelle.

 

Lors de l’édition du catalogue de notre exposition à l’EPAD

« Masques de l’Himalaya – du primitif au classique »,

en 1989 12,

la tentative de classification par ethnies, que nous avions tenté de faire, fut sans suite. 

Non seulement nos informations de base, collectées auprès des marchand népalais, étaient erronées mais nous nous sommes trouvés confrontés au découpage politique effectué par le gouvernement central. 

 Celui-ci fut souvent fait assez arbitrairement, sans tenir compte des problèmes de cohabitation de certaines ethnies dans les villages ou les régions.

Il ne faut pas négliger non plus les sculpteurs ambulants dont nous ignorons les origines, les cheminements, les conditions de travail ainsi que leurs influences stylistiques, les masques sculptés par les Kami, forgerons ayant des pouvoirs d’exorcisme, dans des contextes particuliers, les commandes passées à des artistes plus renommés, souvent Newars, tel que l’on a pu le voir dans le cas d’une poignée de Dhyangro 13.

Toute classification de ce type semble donc désormais exclue, du moins pour l’art tribal.

Les travaux d’Anne Vergati 14 et de Gérard Toffin 15, entre autres, sur les masques utilisés durant les fêtes Newares de la vallée de Katmandou, ont documenté le sujet. 

Sans minimiser la qualité de leur travail, il est à noter que la tâche était plus aisée dans ce contexte que dans le reste du pays.

Aux bouleversements politiques du Népal à cette époque s’ajouta la fuite du Dalaï Lama du Tibet et l’occupation du pays par la Chine, provoquant un exode important de Tibétains.

Ceux-ci fuirent avec ce qu’il était possible de sauver, peintures, statues, sculptures et masques. 

Si les masques classiques des monastères furent aisément dissociés des masques népalais, il n’en fut pas de même des masques de caractère primitif, tel le « mangeur de crottin » de Bacot figurant dans les collections du musée du quai Branly (collecté probablement en 1907 – donation 1912 – ce masque constituant l’exception, et par là-même la référence), qui se trouvèrent, faute d’informations fiables, englobés dans l’appellation « masques primitifs népalais ». 

Certains masques exposés au musée de Shanghai seraient sans problème catalogués comme népalais sur le marché de Katmandou. 

Cette ville se trouva alors au coeur du commerce des antiquités régionales, ratissant dans un rayon assez large puisque des masques de l’Arunachal Pradesh et du nord de l’Inde y transitèrent dans un premier temps puis, plus tardivement, vers l’an 2000, en provenance de l’Himachal Pradesh.

Tous les arrivages de cette période contenaient des masques d’une très grande ancienneté.

Quelques datations au C 14 la confirment : Exposition et catalogue Masques de l’Himalaya – Fondation de Watteville à Martigny (Suisse) –Mai 2009 – 5 Continents Masque n° 7 – Daté 1485-1670 

– Test effectué par le musée Rietberg en 2003 Masque n° 123 – Daté 1405-1471 Un autre masque de même type, non reproduit – 

Daté 1492-1670 Catalogue Sculptures de bois au Népal – Bouffons et protecteurs de Bertrand Goy et Max Itzikovitz – 2009 – 5 Continents Planche 17 – Daté 1412-1521 Planche 22 – Daté 1419-1522

Il est toutefois à noter que ces masques sont de facture plutôt classique, mais il semble indéniable que si des tests étaient effectués, par exemple sur les masques n° 49/50 et 97 du catalogue de l’exposition de Martigny, choix arbitraire effectué parmi beaucoup d’autres, nous arriverions probablement à des datations de même ordre.

Mais il est certain que le coût de ces tests en limite l’usage, en particulier pour les collectionneurs. 

De plus, des contraintes techniques ne permettent pas une analyse crédible des pièces ayant moins de 350 ans, celle-ci ne pouvant se faire qu’en relation avec une étude stylistique, impossible dans le contexte tribal himalayen.

Il peut être nécessaire de rappeler qu’un sculpteur travaille en général un bois fraîchement coupé, infiniment plus aisé à sculpter qu’un bois sec, ce qui donne de ce fait une plus grande qualité à l’oeuvre 16. 

Les dates de collecte des pièces analysées les mettent à l’abri de faussaires qui auraient eu des velléités de tromper en prenant des bois anciens, aucun gain notable à l’époque ne justifiant le surcroît de travail engendré.

Ce n’est plus forcément le cas actuellement.

Mais nous sommes loin dans le contexte himalayen des enjeux financiers que l’on peut constater dans d’autres cultures 17.

Si mon propos est centré sur les masques, il n’en demeure pas moins que beaucoup d’autres objets originaires du Népal obtiennent des résultats du même ordre ou s’avèrent encore plus anciens. 

Ainsi un Phurbu – dague rituelle – d’une collection parisienne donne une datation, à plus de 95 %, entre 1165 et 1265. 

Donc il semblerait de bon ton, avant de contester l’existence ou la réalité des masques de l’Himalaya et de faire des amalgames avec les créations contemporaines, de se pencher sur ces datations. 

Il serait plus judicieux, au niveau des institutions, de faire quelques tests complémentaires sur un certain nombre de pièces avant d’en nier l’authenticité.

Un autre point qui me paraît particulièrement important est l’approche qu’ont les ethnologues des masques de l’Himalaya, surtout ceux dits « primitifs » ou « tribaux », ceux monastiques étant relativement mieux connus malgré un certain nombre de rituels secrets 18. 

Les masques du théâtre Ache Lhamo au Tibet central ont également été étudiés 19.

Je suis parfaitement conscient que la nature du terrain, les conditions climatiques sont des freins certains à la recherche.

Marie Lecomte-Tilouine 20, se basant sur une information collectée auprès d’un informateur digne de foi, fait e´tat, dans une vallée voisine de celle où elle travaille, de danses nocturnes effectuées par des hommes nus masqués : danses auxquelles personne, en dehors des autochtones, n’a assisté, semble-t-il. 

Rien ne permet de penser que les danses en question soient effectuées dans d’autres régions, mais il existe des centaines de vallées au Népal où des pratiques secrètes équivalentes ou différentes pourraient être effectuées 21. 

Cette cérémonie nocturne pourrait cependant être mise en relation avec la danse Tercham exécutée au Bhoutan autour d’un feu par seize jeunes villageois, choisis dans quatre villages différents. 

 Ils jaillissent nus et masqués de la porte principale du monastère afin de commémorer l’intervention de Padmasambhava au Tibet, au VIIIe siècle, pour neutraliser les démons 22. 

Nous nous retrouvons avec la même notion de nudité et d’exhibition sexuelle qui les effarouche, dont fait état le professeur Michael Oppitz pour les statues d’accès aux ponts chez les Magars du Ne´pal. 

Cela pourrait laisser supposer  une couverture importante du territoire népalais ou même himalayen de cette tradition. 

Pour les connaître et les étudier, la présence d’un ethnologue effectuant un cycle complet de saisons vallée par vallée serait nécessaire, ce qui est bien entendu absolument irréalisable car il en faudrait des centaines ou des milliers et des budgets colossaux pour mener à bien cette étude.

Et puisque je fais état de cycle saisonnier, il ne faut pas oublier que pour des raisons climatiques, des régions sont coupées du monde une bonne partie de l’année.

 

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Collection Pons – Barcelone-

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Dans le Lahaul, par exemple, au nord de l’Himachal Pradesh, région où l’on sait qu’il existe des masques qui ont été photographiés, il faudrait rester huit mois dans les villages pour assister à la fête commémorant la fin de l’hiver. 

Je doute fort qu’il y ait dans le milieu des ethnologues des vocations suffisamment fortes pour couvrir l’évènement. 

Sans parler des budgets, bien entendu, qui devraient leur être attribués pour assurer leur mission. 

La majeure partie des cérémonies masquées – Fagli entre autres – se déroulent pour fêter la fin de l’hiver et l’arrivée du printemps, période du renouveau agricole. 

L’organisation des voyages d’étude en fonction de ces cycles devrait apporter des éléments intéressants.

Evidemment, les conditions climatiques ne sont pas les meilleures.

Désolé !

Nous nous trouvons donc là devant des contraintes de terrain locales qui limitent l’étude des masques. 

Mais ces contraintes devraient être prises en compte par le milieu des chercheurs lorsqu’ils abordent la question des masques et le manque d’information de terrain s’y rapportant. 

Les éléments dont on dispose concernant l’éparpillement des masques au Népal mettent cependant à mal une théorie qui voulait que ce soit dans l’environnement des monastères que des bouffons masqués papillonnaient.

Enfin – là, je me place dans la situation du collectionneur et du marchand –, je note un manque d’intérêt certain de bon nombre d’ethnologues concernant les objets. 

J’ignore si cela est lié à l’enseignement qui leur est dispensé, mais c’est un constat assez marquant.

Toujours durant le colloque, une ethnologue, aux travaux par ailleurs extrêmement intéressants, nous a fait une  communication que j’ai trouvée particulièrement éclairante sur ce point. 

Travaillant depuis plus de vingt ans sur une zone habitée par les Magars, au centre ouest du Népal, elle a emprunté il y a quelques semaines un chemin de crête bordé de tombeaux et de poteaux funéraires en bois de 3 à 4 mètres de haut dont elle ignorait l’existence 23. 

Quel regard peut-on avoir pour des masques de 30 cm lorsqu’on ne voit pas des sculptures de 4 mètres ?

A côté de poteaux funéraires de ce type, sur une des photographies exposées durant ce colloque, figure une stèle en pierre gravée d’un texte en nepali ; ce cliché a été pris il y a plus de trente ans. 

Lorsque j’ai demandé la traduction de ce texte, j’appris qu’en trente ans, il n’avait jamais été traduit. 

J’en ignore la nature  et s’il présente un quelconque intérêt, mais il est quand même surprenant, alors que le ton général s’accorde sur notre manque d’information, que personne ne se soit interrogé sur sa teneur ; un exemple parmi beaucoup d’autres. 

Ce type d’aveuglement général des ethnologues est particulièrement frappant. 

Car lorsque l’on analyse l’ensemble des communications durant ce colloque ou les commentaires et écrits des chercheurs, on peut faire un constat que je trouve assez effarant. 

Le seul qui ait apporté une masse d’information sur le sujet, parce qu’il s’intéresse aux masques, qu’il les aime, qu’il les regarde et cherche à les comprendre, est un conservateur de musée qui n’appartient pas au sérail.

Il s’agit en l’occurrence de Christophe Roustan-Delatour, conservateur au musée de la Castre à Cannes, qui fait les recherches de terrain pendant sa période de vacances, sans aide financière. 

Alors que l’argument pour justifier le déni des masques himalayens est l’absence de documentation, il a trouvé dans des fonds britanniques des photos de danses masquées remontant à pratiquement un siècle.

Au final, plutôt que de nier l’existence des masques tribaux dans l’Himalaya faute d’éléments pour justifier leur réalité, il serait peut-être plus judicieux tout d’abord de les regarder, de reconnaître que dans bien des cas leur ancienneté, parfois confirmée par des tests scientifiques, nous met à l’abri de productions touristiques, sans nier pour autant que celle-ci existe, de se demander pourquoi les chercheurs, dont la fonction première, quand même, est de chercher, éventuellement et de préférence de trouver, ne les ont jamais vus et étudiés in situ suite à leur cécité envers ce type d’objets. 

Lors de l’exposition de 2007 sur le chamanisme 24, quelques collectionneurs s’étaient réunis pour photographier plusieurs centaines de Phurbus parmi lesquels nous avons fait notre sélection.

De cette masse de documentation, nous avons pu extraire un certain nombre de pièces qu’il était possible de regrouper par artistes, par ateliers ou par écoles selon le terme que l’on peut employer dans ce contexte.

Ce travail n’a malheureusement pas pu se concrétiser par une localisation géographique faute d’éléments collectés in situ, mais cet exemple fait ressortir la possibilité, en travaillant à plusieurs sur ce type de sujet et en confrontant les avis ou impressions, de faire un travail constructif.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’en art africain, la grande majorité de la documentation recueillie sur le terrain est le fruit de notes prises par les administrateurs coloniaux, forestiers, missionnaires…documentation d’une valeur inestimable pour la recherche sur les arts et traditions de ce continent. 

Le peu d’intérêt, en dehors du tourisme et de l’alpinisme, que représente le Népal sur le plan économique nous a privé de cette source de renseignements.

 

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Collection Pons – Barcelone-

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Cependant, parfois, nous obtenons par ce biais quelques informations. 

Jean-Jacques Languepin durant la 3e expédition française à l’Himalaya, dans le Garhwal (Inde), reproduit dans « Nanda Devi 25» un masque pris dans le temple hindou de Nanda Devi à Lata, où chaque année, pendant le mois d’août, des sacrifices de brebis sont célébrés par les villageois, qui se couvraient le visage de masques en bois sculptés. 

Dans son autre livre, « Himalaya – Passion cruelle 26», à propos du même sanctuaire, il relate qu’interrogeant un enfant sur le contenu de cet abri, celui-ci extirpe une hotte pleine de masques en bois sculptés. 

Une inversion du mode de pensée niant l’existence des masques et la reconsidération du problème permettraient peut-être, pendant qu’il en est encore temps, de collecter un certain nombre d’informations avant la disparition des détenteurs locaux de savoirs ancestraux afin de reconstituer, autant que faire se peut, leur histoire et leur fonction. 

Supprimer la dichotomie existant entre le milieu des chercheurs et des collectionneurs pourrait probablement apporter aussi une approche intéressante du sujet 27. 

Des relations moins abruptes ne nuiraient probablement pas à cette approche. 

A la clôture du colloque, un collectionneur faisant état de la présence dans sa collection d’un masque de Citipati s’entendit répondre que ça n’existait pas !

C’est quand même un terme sanscrit qu’emploient Françoise Wang-Toutain et Françoise Pommaret (CNRS), Nathalie Bazin (conservateur au département himalayen du musée Guimet), Gilles Beguin (exconservateur au département himalayen du musée Guimet et ancien directeur du musée Cernuschi), le professeur Pratapaditya Pal (ancien conservateur du Los Angeles County Museum of Art).

Il serait peut-être alors plus constructif de redéfinir le terme pour partir sur de nouvelles bases que de faire un rejet du masque qui, lui, est bien réel.

Alors de grâce, Mesdames et Messieurs les chercheurs, les masques « primitifs » himalayens existent, regardez-les ! 

Et plutôt que de nier leur existence, demandez-vous pourquoi vous ne les avez jamais vus.

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-Masque du Mustang (Népal) sorti en 1969-

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Nous envisageons de donner une suite au colloque de 2007 au musée

Cernuschi sur les Masques et

Arts tribaux de l’Himalaya.

Toute personne souhaitant y faire une communication est priée de 

nous faire parvenir un synopsis.

François Pannier

Galerie Le Toit du Monde

6 rue Visconti – 75006 Paris

01 43 54 27 05

contact@letoitdumonde.net

http://www.letoitdumonde.net

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NOTES:

1. Colloque international – 24-26 septembre 2012 – projet dirigé par Gisèle Krauskopff 

2. Actes publiés « Colloque international sur les masques et arts tribaux de l’Himalaya » – musée Cernuschi – Paris – les 6 et 7 décembre 2007

3. « Les masques “tribaux” du Kullu : essai d’une approche globale de l’objet »

4. 1969 – Film d’André Cayatte et roman de René Barjavel

5. Objets et Mondes – La revue du musée de l’Homme – Tome XIV – Fasc. 4 – Hiver 1974

6. Catalogue « Art tribal du Népal » – oeuvre collective

7. Catalogue « Masques de l’Himalaya – Du primitif au classique » – 1989 – oeuvre collective

8. « Masques de l’Himalaya » – Fondation Bernard et Caroline de Watteville à Martigny (Suisse) – Exposition de mai 2009 au 31 décembre 2010 – Catalogue éditions 5 Continents

9. « Enigmas de las montañas – Máscaras tribales del Himalaya » – Cuenca – 2005

10. « Als die götter noch jung waren – Masken und skulpturen aus dem Himalaya » – Offenburg – 2002

11. Asian Art – 1995 – Demons & deities – Masks of the Himalayas. Et Masks of fabled lands – Masques des pays des fables – 2009

12. Catalogue « Masques de l’Himalaya – Du primitif au classique » – 1989 – oeuvre collective 

13. Les métamorphoses d’un objet rituel de Michael Oppitz in « Art chamanique népalais » – catalogue de l’exposition de 2007 Galerie Le Toit du Monde

14. Anne Vergati – « Gods and Masks of the Kathmandu Valley » – D.K. Printworld (P) Ltd –New Delhi – 2000

15. Gérard Toffin – « La fête-spectacle – Théâtre et rite au Népal » – Editions de la Maison des sciences de l’homme – 2010

16. Ce que l’on peut constater dans le film « Banam, Myth and Cosmology of the Santhals » de Bappa Ray – Indira Gandhi National Centre for Arts – New Delhi, en ce qui concerne la fabrication des Dhobro banam 

17. Les sommes en cause étant sans commune mesure avec l’art africain, Dogon entre autres 

18. Communication au colloque de Jill Sudbury « “Devil Dancers” : The Role of Masks in the Misunderstanding of Tibetan Religion »

19. « Les masques du théâtre ache lhamo au Tibet central : types, usages et symbolique » – Isabelle Henrion-Dourcy in « Colloque international sur

les masques et arts tribaux de l’Himalaya » – musée Cernuschi – 2007

20. Communication personnelle du 8 octobre 2010

21. Notons à leur décharge que les autochtones ne collaborent guère avec les étrangers pour leur faciliter l’accès à certaines cérémonies. Etant moi-même à Katmandou en 1981, j’ai pu assister, par hasard, à une fête que nous savions imminente mais sur laquelle les personnes interrogées disaient tout ignorer.

22. Extrait du journal « Kuensel » – « Tercham – The naked dance that distracted the devil » – Nima Wangdi – 2008

23. Anne de Sales – Autels de pierre et piliers de bois : destins contrastés d’objets funéraires dans l’ouest du Népal

24. « Art chamanique népalais » – 2007 – OEuvre collective – Galerie Le Toit du Monde

25. « Nanda Devi » – Arthaud – 1952

26. « L’aventure vécue » – Flammarion – 1955

27. « D’innombrables fois, je me suis assuré dans la vie pratique que certains bouquinistes sont mieux informés sur les livres que les professeurs dont c’est le domaine, que les marchands d’art s’y entendent mieux que les savants historiens de l’art, qu’une grande partie des anticipations et découvertes essentielles dans tous les domaines sont dues à des chercheurs solitaires. » Stefan Zweig – « Le Monde d’hier – Souvenirs d’un Européen » –page 127 – Belfond – 1993

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